« Un handicapé ne peut pas avoir accès à tout », dit le député1, pour justifier de rendre inaccessible 96% des nouveaux logements français. Son nom importe peu : tous le répètent. Le Président de la République nomme cela « pragmatisme »2 quand les lobbys du bâtiment l’appellent être « réaliste »3. Tout aussi pragmatique est la suppression du Fonds National de l’Accessibilité Universelle ou la ponction de 100 millions d’euros de la Caisse Nationale de Solidarité pour l’Autonomie.
L’affaire est tellement évidente qu’aucune explication n’est fournie, et, pressés de se justifier, ces réalistes autoproclamés sont incapables d’en donner. On pourrait penser qu’il ne s’agit que d’une pirouette rhétorique pour se dédouaner, et clore rapidement la conversation. On aurait tort : l’apparente évidence, l’impossibilité de la justifier, et la récurrence de l’idée montre au contraire qu’elle relève d’une véritable vision du monde et révèle la place assignée aux personnes handicapées dans la société.
Pouvoir : verbe transitif. 1. Avoir la possibilité, les moyens, de faire quelque chose.
Le modèle social du handicap interprète la survenance du handicap par la conjonction de trois facteurs : l’individu, son environnement, et la société4. Par cette interprétation, la phrase se justifierait par sa contraposée : si tout était accessible à tous, il n’y aurait pas de « handicapé ». Cependant, il est vite évident que le député ne souscrit aucunement à cette vision. Il ne parle pas de personne handicapée mais de « un handicapé », essentialisant le handicap. Ainsi, le handicapé est vu comme la cause unique de ses difficultés d’accès, et tout effort pour réduire les situations de handicap ne sert qu’à la marge, sans changer l’essentiel. C’est la vision dite médicale du handicap. Cette idée, que l’accessibilité est fondamentalement, sinon inutile, au moins de faible portée, est reprise par le Président de la République quand il dit vouloir mettre fin aux « bons sentiments »5.
Pouvoir: verbe transitif 2. Avoir la permission, la latitude de faire quelque chose.
Cependant, cette explication ne m’a jamais convaincu. Ne pas vouloir faire plus est une chose, mais réduire l’accessibilité en est une autre. « Un handicapé ne peut pas avoir accès à tout » : cette phrase est prononcée comme justification à l’action du député et du gouvernement, non comme un aveu d’impuissance. Il faut donc la comprendre non comme une constatation, mais comme un souhait.
La représentation de la personne handicapée dans notre culture est limitée à deux stéréotypes : celle du misérable (décliné en sa version positive, la victime, et sa version négative, le monstre), ou celle du surhomme (avec là aussi deux versions, le héros et le méchant). Dans les deux cas, cependant, la personne ne vit jamais pour elle-même ; son existence ne se justifie que par le regard valide porté sur elle.
Le misérable/victime est celui qui inspire pitié et rejet par son altérité physique, sa solitude, ou sa mort (réelle ou sociale) tragique et forcément imminente. Sa fonction est d’instiller un sentiment de supériorité au non-handicapé, qui peut endosser le costume du sauveur, ou simplement pour plus facilement s’en distancier. C’est une figure classique de rejet, utilisée, du Bossu de Notre-Dame à la sécurité routière6, à l’édification des masses et au contrôle social.
Le surhomme/héros n’est pas différent. Si, là, le héros n’est pas repoussant, il n’existe que par les difficultés, imaginés comme insurmontables pour le commun des mortels, qu’il a réussi à dépasser. Ces difficultés ne sont pas dans la société ou l’environnement, ce ne sont pas les refus injustifiés ou les lieux inaccessibles ; la difficulté est unique et personnelle : le héros « dépasse son handicap »7, et toute dénonciation est proscrite8. La nature des difficultés du héros est cependant très circonscrite ; il doit impérativement s’agir d’une difficulté en lien direct avec le handicap : soit un exploit sportif, soit une action éminemment banale qui devient sublimée. La mise en parallèle des deux dans le spot We are the Superhumans9 est caractéristique de cette restriction. Le héros devient alors une « leçon de vie »10 pour les spectateurs, et leur « permet de relativiser »11 12 leurs propres difficultés. Là encore, la figure de la personne handicapée en difficulté, même triomphante, sert au contrôle social : non pas comme repoussoir, mais comme calmant.
Dans tous les cas, « ces femmes et ces hommes ne vivent pas comme les autres »13 : la personne handicapée est Autre. Héros ou misérable, il ne fait pas partie de la société ; s’il en faisait partie, il perdrait immédiatement sa vocation édificatrice. Tel l’enfant dans la fable d’Ursula Le Guin, The Ones Who Walk Away from Omelas14, les personnes handicapées, par leurs difficultés, permettent, repoussoirs ou leçons de vie, à la société valide de vivre plus heureuse.
De manière plus ou moins consciente, pour la société, « un handicapé ne peut pas avoir accès à tout » : il en va de la cohésion nationale.
Prends mon appart, prends mon handicap - Le Moment Meurice, Phillipe Vigier, le 6 juin 2018 sur France Inter ↩︎
Emmanuel Macron osera-t-il sacrifier les handicapés pour relancer le logement ?, Emmanuel Macron, cité le 14 septembre 2017 par Marianne ↩︎
Restriction de l’accès des handicapés au logement : l’alternative judicieuse du Sénat, Henry Buzy-Cazaux, tribune du 30 juillet 2018 sur Capital ↩︎
« Le handicap résulte de l’interaction entre des personnes présentant des incapacités et les barrières comportementales et environnementales qui font obstacle à leur pleine et effective participation à la société sur la base de l’égalité avec les autres », Convention relative aux droits des personnes handicapées, ONU, 2006 ↩︎
Emmanuel Macron veut réduire les normes, notamment environnementales, pour construire plus, Emmanuel Macron, cité le 11 septembre 2017 sur Le Moniteur ↩︎
« Combien de temps » - Rendre la #routeplussure ne dépend que de nous, Sécurité Routière, 9 février 2015. Pour aller plus loin, on peut lire cet article d’Elena Chamorro ↩︎
Leçons de vie : un film documentaire sur 6 personnes qui ont dépassé leur handicap, 10 mars 2014, Huffington Post. ↩︎
« Les joueurs handisports sont toutes des personnes qui ne se plaignent pas. Depuis que je pratique, je n’ai jamais vu un joueur en fauteuil se plaindre de son handicap par rapport à tous les gens que l’on côtoie tous les jours », Evelyne Claverie, citée le 16 juillet 2018 par Sud-Ouest. À l’inverse, ceux qui veulent simplement vivre normalement sont extrémistes ↩︎
We’re The Superhumans | Rio Paralympics 2016 Trailer, 14 juillet 2016, Channel 4 ↩︎
Pour ne citer que des responsables politiques : Tweet de Sophie Cluzel, 14 octobre 2018 ; Tweet de Nicolas Sarkozy, 26 septembre 2016 ↩︎
« Le handicap renvoie à l’essentiel, et permet de relativiser. Il agit comme un révélateur de sa relation à l’autre et peut amener à se dépasser. », Mon enfant est handicapé, 19 mars 2018, Santé Magazine. ↩︎
« Lors d’événements comme la Semaine québécoise des personnes handicapées, on s’attend d’elles qu’elles nous inspirent et nous fassent relativiser nos petits bobos. Mais on chiale sur leur dos les 51 autres semaines lorsqu’elles revendiquent des choses aussi de base qu’avoir accès au réseau complet de transports en commun », Je ne suis pas extraordinaire, Maxime D.-Pomerleau, 14 juin 2015, La Presse ↩︎
Nouvelles normes handicapées : la loi sur le logement (ELAN) anticonstitutionnelle ?, toujours de Henry Buzy-Cazaux, tribune du 29 octobre 2018 sur Capital ↩︎
The Ones Who Walk Away From Omelas, nouvelle de Ursula K. Le Guin publiée en 1973, lauréate du prix Hugo de la meilleure nouvelle courte en 1974. ↩︎